Solitude + Solitaire = ?

Il faisait noir. L'obscurité avait presque totalement envahi la petite salle, bien qu'éclairée faiblement par quelques torches et le feu dans l'âtre qui réchauffait à grand-peine les clients qui s'y pressaient. Une nouvelle tournée générale fut clamée, mais personne ne vint servir l'homme assis seul dans un coin que personne n'avait d'ailleurs vu. Il faisait vraiment noir, dans cette salle. Être vêtu d'une grande cape avec un capuchon rabattu sur la moitié du visage doit aider. Malgré tout, cet être ne se plaignit pas de ne pas être servi. Il avait l'air d'avoir l'habitude d'être seul. Il était au sec et à l'abri au moins, que demander de plus ? Il semblait prêter une oreille distraite aux bavardages autour de lui. On discutait des nouvelles du royaume, un très riche héritier noble avait été kidnappé (du moins le croyait on), une maison avait été cambriolée dans le quartier riche de la grande cité, ça et là quelques agressions avaient eu lieu : vols à main armée, etc. etc.

Et on murmurait plus bas, que le royaume devenait instable, que des forces obscures étaient à l'oeuvre. L'Empereur lui même serait atteint. Il ne se déplaçait plus que rarement, on ne le voyait ou l'apercevait qu'en de grandes occasions, sa santé était affaiblie, disait-on. Certaines de ses concubines s'étaient plaintes de son récent comportement, il n'était plus aussi plaisantin qu'auparavant, il semblait préoccupé par quelque chose, voire même inquiet. On le voyait rôder dans les coursives de son propre château, l'air distant, hagard.

On frissonnait plus encore, quand on parlait des Animalitos. Des bêtes sauvages, féroces, prêtes à vous déchiqueter sans pitié, des monstres en quête de sang, voilà ce qu'étaient les Animalitos. Des sous-êtres.

C'est dans ce contexte que surgiront plusieurs évènements qui changeront la face du monde.

<<Je me demande... Pourquoi je suis tellement... Seul.>>

L’homme qui venait de passer le seuil de la porte n’avait rien de commode. Mal et peu habillé, une dague à la ceinture, cette dernière pleinement visible, une capuche lui masquant totalement le visage, à l’exception de sa bouche aux expressions impassibles. A mesure qu’il avançait dans l’obscure taverne, une drôle d’impression s’installa : la salle s’assombrissait davantage. Les quelques bucoliques traînant par ici ont pu le constater. Ce n’était pas qu’une simple impression. Les torches étaient entrain de s’éteindre. Le curieux homme ne demanda ni à boire, ni à manger, il alla simplement s’installer au fond de la salle. Puis il vit cet homme, esseulé du reste de la taverne, du reste du monde. Il prit la peine de lui jeter un regard inexpressif mais pourtant empli de mal, avant de s’exprimer, à voix basse, mais suffisamment fort pour qu’il puisse entendre :

- Hé, le monstre amorphe, tu m’as l’air bien étrange, ça te dirait de discuter avec un type aussi étrange que toi ?

L'intéressé ne bougea pas d'un pouce pendant un instant. Il releva légèrement la tête. On ne distinguait guère plus qu'une bouche qui se confondait en un sourire particulier sous son capuchon, à lui non plus. Il laissa échapper un petit "Hmpf !", puis il posa son coude sur la table, et appuya sa tête sur sa main ouverte.

Aussitôt la lumière revint à ce qu'elle était auparavant, peut être même en encore plus lumineux, personne n'aurait su le dire. Personne sauf peut être lui même.

L'être encapuchonné répondit alors :

<<Pourquoi pas, pourquoi pas. Je vous prie, prenez donc place. Ou peut être pourriez vous me dire votre nom...?>>

Il vint s'asseoir en face de lui, et planta la dague attachée à sa ceinture dans la table.

-Quelle table de misère. Une table faite en bois de betuos, ce fameux bois provenant de la forêt septentrionale. Certains racontent que le fleuve des damnés se déverserait juste en dessous de celle-ci. Je n'en crois pas un mot.

Il gratta son menton vulgairement avant de rajouter :

- N'importe quoi, hein ? Tu es d'accord avec moi, au moins ?

Il ôta sa capuche. Des blattes en tombèrent. Il reprit sa dague et commença à l'aiguiser soigneusement à l'aide d'une autre dague qui avait l'air bien plus tranchante.

- Parle-moi de toi. Que fais-tu dans cette taverne ?

Il jeta un oeil autour de lui, et fixa les quelques paysans assis vers l'entrée, avant de s'exprimer à voix haute :

- Dans cette taverne malfamée, putride, et où les gens ont l'air tous si sales ?

Il se retourna à nouveau pour regarder sa nouvelle connaissance. Il avait tout l'air d'être un de ces voyageurs un peu trop curieux qui termine finalement découpé dans les poubelles de la ville, faute d'avoir fourré son nez n'importe où. Il n'avait pas l'air intéressé par les questions du mystérieux personnage. Néanmoins, il en posa une dernière..

- Penses-tu pouvoir trouver mon âge ?

La personne qui était toujours encapuchonnée s'appuya légèrement plus sur son coude, et sourit légèrement plus, d'une façon... Indescriptible. D'attitude rieuse, enjouée et ironique à la fois. Un petit groupe de musiciens jouait un air léger à l'aide d'instruments de fortune. Deux guitares et un petit tambourin, en fait. L'interlocuteur de l'homme aux dagues prit une inspiration avant de débiter d'une voix douce :

<<La forêt septentrionale. On dit que c'est le refuge de plusieurs races hostiles aux hommes. Certains voyageurs qui y seraient allés en sont revenus en rapportant des récits inquiétants, ils disaient notamment que les arbres eux mêmes étaient capable de se mouvoir et de tendre des pièges aux voyageurs de passage. Ils semblaient ne pas aimer être dérangés, disait-on, nombreuses furent les personnes qui y disparurent et on crut longtemps que cette forêt était hantée. Il y'a fort longtemps, une sombre histoire força un criminel, un meurtrier à fuir dans cette forêt. Il était poursuivi par les villageois, qui, n'osant s'aventurer dans la forêt, décidèrent de la brûler et de tuer en même temps le criminel. Nul ne sut jamais si le criminel fut mort ou survécut, à vrai dire on ne retrouva jamais son corps. Cette nuit là, la forêt toute entière brûla et la terre brûla de même. Les animaux qui y vivaient furent tous terrassés, ainsi que d'autres races telles que les elfes, et des races qui aujourd'hui ont disparu. L'histoire dit que le criminel, ne pouvant échapper au feu, décida de sauter dans une sorte de rivière. Mais il fut entraîné par le courant, et disparut. La vérité, c'est que le criminel n'en était pas un, il avait été victime d'une horrible machination visant à le faire inculper, à lui faire porter le chapeau.>>

Il s'arrêta pour laisse échapper un bâillement, puis il sourit de plus belle et reprit sa petite histoire.

<<Forts atterrés par la disparition de la forêt, on dit que le dieu de la nature lui-même versa des larmes de tristesse sur le sol brûlé de l'ancienne forêt. De ses larmes, le sol redevint fertile, et bientôt, des arbres commencèrent à pousser. Des arbres tels qu'on n'en avait jamais vu avant : des arbres nommés "Betuos", en fait leur nom d'origine était "L'arbre de la maladie", car ce bois est réputé pour être fragile, pour mal se conserver et pour se détériorer très facilement, symbolisant ainsi la fragilité de la santé des humains. Les arbres et la végétation repoussa, si vite qu'à l'aube du troisième jour, un semblant de forêt avait réapparu, avec des plantes aux feuilles vertes. On y trouve d'ailleurs des plantes médicinales introuvables dans une autre région du monde. Les habitants voulurent encore la brûler, mais on raconte qu'ils furent maudits par le dieu de la nature pour avoir détruit la nature, et ils furent condamnés au même sort que le criminel : se noyer dans le fleuve. Tout le village périt ainsi, et la forêt poussa, jusqu'à retrouver sa splendeur d'antan, mais une splendeur différente cependant ; à vrai dire, c'est la forêt la plus lumineuse du monde, et s'y promener apporte la gaieté aux gens. Les contes rapportent que si une personne au coeur pur boit de l'eau du fleuve au bord de la forêt, alors les maux de son corps disparaitront. Mais si une personne au coeur mauvais boit cette eau, elle lui sera empoisonnée et il mourra.>>

Il laissa s'échapper un petit soupir. L'histoire était terminée. Le groupe de musiciens cessa de jouer, et quelques applaudissements éclatèrent un peu partout dans la salle. Les musiciens passèrent avec un chapeau pour récupérer quelques pièces de monnaies, mais ils évitèrent soigneusement les deux étrangers qui discutaient au fond de la salle.

<<Cela fait trois-cent années environ aujourd'hui. Vous avez sans doute vu cet évènement, je présume. Mon histoire ne doit guère vous apprendre. Néanmoins, c'est un groupe de magiciens qui fit repousser la forêt, non des dieux. Quant au fleuve des damnés, il existe réellement. Je puis vous l'affirmer.>>

L'homme encapuchonné sourit de nouveau. Il n'avait pas vraiment l'âme d'un conteur, mais il lui en prenait l'envie. Parfois...

L'énigmatique personnage écoutait attentivement le récit de l'homme. Il alluma un cigare, le porta à sa bouche, en croqua un morceau, le mâchouilla brièvement avant de l'avaler, et se leva de table :

- Ce ne sont que des contes et légendes, rien de plus. Des légendes, oui. Car cela fait plus de trois siècles que j'existe. L'homme naquit, et il n'est là que pour détruire le reste du monde. Le monde n'est là que pour s'éteindre. Ces fables sont aussi anecdotiques que bidons. Rien de tout ça n'est utile. Tout ce qu'il faut savoir, c'est que le seul élément important, la seule énergie vitale se trouve à travers la guerre. Les pulsions meurtrières. Vois-tu, je fonctionne de manière totalement chaotique. Ca me rend imprévisible. Et être imprévisible, c'est utile pour tuer les gens. Je ne parle pas forcément de meurtre à coup de machette ou je ne sais quoi, non, je préfère tuer les gens mentalement. Torturer leurs consciences. Je suis un type qui n'a pas l'apparence anodine, tu peux le constater, et rien que cela joue beaucoup sur le subconscient. Bref, tout ça pour dire que foutre en l'air la vie des gens, ça me plait, et c'est l'unique mode de vie qui n'est pas futile sur cette foutue planète. On s'ennuie à en crever, ici. Il n'existe aucune philosophie en ce bas-monde. Des gens vivent, des gens meurent. Je préfère les voir mourir. Ma folie n'a d'égale que ma férocité. J'aimerais pouvoir tester toutes les possibilités de tuer un homme.

Et cette rage alors incandescente allait se déverser sur l'humanité comme un flot de pensées malsaines. Il se leva, sur le point de sortir, récupéra sa dague, et la lança hasardeusement sur le plancher. La lumière s'éteignit. Ne resta que des ombres qui tournoyaient dans la salle qui était alors au comble de l'obscurité.

- Je viens d'ouvrir les portes de l'apothéose. Une cohorte est en approche. Voyons voir si tu peux y subsister. Je vais tester tes capacités.

Et c'est une vague noire qui déferlera alors en direction de l'homme d'apparence passive. Le reste de la salle n'avait plus d'importance. Il n'y avait que lui et les démons.

L'étranger encapuchonné se leva d'un bond, son sourire avait disparu pour laisser place à un air terrorisé. Il n'avait visiblement pas du tout l'habitude de se battre. Au lieu de cela, il préféra se cacher directement sous la table en voyant le danger approcher. En fait, il avait nourri une certaine peur du noir depuis qu'il était tout petit, et même maintenant il ne dormait jamais bien loin d'une source de lumière. Il battait des bras pour éloigner les formes indistinctes qui cherchaient à le... Dévorer ? Tout du moins à picorer méchamment sa chair.

L'homme à la capuche se releva prestement et du même coup, renversa la table, dont il se servit à grand-peine comme d'un bouclier. Il se murmura pour lui même :

<<Je suis un cerveau, pas un homme d'armes ! Réfléchis, comment se tirer de cette situation ?>>

Et une idée lumineuse lui vint. Il saisit une des torches qui avaient subsisté à la vague noire, sa lumière était comme atténuée mais elle semblait assez vivace pour effrayer les formes chaotiques. Il l'agita dans tous les sens avec sa main tout en trainant la table devant lui, puis il arriva près d'une fenêtre, lança la table dessus, cassa la vitre avec son arme improvisée et sortit dans la rue en sautant avant de détaler sans demander son reste.

Une fois qu'il était sûr que toutes les ombres avaient détalé au coin de la rue, il réapparut sans crier gare derrière le dos de l'homme aux dagues (ou peut être y était il depuis toujours), adossé à un mur, les bras croisés.

<<Ça aurait pu me tuer, vous savez.>>

Claquement de doigt. Les derniers démons disparurent.

- Je dois l'admettre, c'est vraiment pas trop mal pour un insignifiant humain. Mais bon, même si tu pouvais atteindre ce que tu as vu de tes propres yeux, ça n'était pas réel, encore moins matériel. De simples chimères sans but et à mes ordres. Elles peuvent t'atteindre, alors que toi, tu ne peux pas les atteindre. Elles redoutent la lumière et les sources de chaleur. Tu as eu un coup de chance, ou peut-être es-tu plus intelligent que tu ne le laisses paraître, mais je dis ça sans grande conviction.

Il attrapa sa dague et s'estompa avec elle en une fraction de seconde pour apparaître juste en face du mortel.

- Mais je doute que tu puisses te confronter à moi. Tu ne vaux pas beaucoup plus que le reste des péons présents dans cette taverne. Pas plus que l'humanité tout entière, à vrai dire. Vous êtes tous si ennuyants. Mais, à tout hasard, je vais quand même te demander : Veux-tu te frotter à moi ?

Il n'attendit aucune réponse de sa part, et sortit de la taverne pour prendre l'air, sous les yeux ébaubis de tous ces gens. Ils pensaient certainement tous qu'ils étaient entrain de rêver, ou plutôt de faire un mauvais rêve, le genre de rêve que personne n'aime faire.

- Je n'aime pas les regards hagards que vous posez sur moi. Je vais devoir vous tuer un par un si vous continuez.

Il avait à nouveau caché ses yeux à l'aide de sa capuche. Ses cheveux lui arrivaient jusqu'aux épaules, de couleur blanche, excepté quelques cheveux gris. Il se baissa pour inspecter le sol, prit un peu de terre et la renifla soigneusement, comme si un véritable enjeu allait se dérouler ici.

- Ce n'est pas le bon endroit. Allons autre part, si tu veux bien. Nous aurons tout le loisir de discuter de toi, de moi, de tout et de n'importe quoi en route. Même si j'ai déjà discuté de toutes les choses possibles. Je sais où nous pouvons aller.

Malgré tout, l'homme encapuchonné ne bougea pas d'un pouce. Il prit un air gêné puis s'adressa à l'homme aux dagues qui semblait partir au loin, voire même en dehors de la capitale d'après sa démarche :

<<Désolé ! Je n'en peux vraiment plus, je croule de sommeil. Je crois que je vais juste commander une chambre pour la nuit. Ça fait un réel moment que je n'ai pas pu dormir, et toute cette histoire m'a vraiment fatigué, alors... Remettons ça à demain, voulez vous bien ?>>

Et sans attendre de réponse non plus, il alla voir l'aubergiste, et sortit une épaisse bourse en cuir, de laquelle il sortit quelques pièces d'or à l'effigie de l'empereur (S.A.S.E.B.) qu'il posa nonchalamment sur le comptoir, puis il partit d'un pas trainant vers l'escalier qui menait aux chambres.

Le soleil fait son apparition, après une dizaine d'heures que le monde a du passer dans l'obscurité quasi totale. Les seules lumières naturelles sont les trois lunes côte à côte, formant presque une ceinture, étroitement liées par le lien céleste. A part ça, rien. Les ruelles des villes sont très peu éclairées. Les campagnes ne le sont pas plus. La forêt encore moins. C'est d'ailleurs pour ça que le mystérieux homme y passe ses nuits. Nous le nommons homme, mais finalement, c'est très certainement une appellation erronée, puisque visiblement, cette personne semble exclue de pouvoir mourir de vieillesse, ou presque. Elle cache quelque chose. Il aime davantage le noir que la lumière, bien que cette dernière ne le dérange pas plus que ça. C'est juste une question de goût. Il dort dans les arbres, la plupart du temps. Son odeur fait fuir les animaux, ainsi, il ne se fait jamais attaquer par quoi que ce soit. Ce ne sont pas quelques animaux sauvages qui vont l'effrayer, en plus. Ne nous attardons pas sur lui, autant faire un documentaire animalier, sinon. Maintenant que la lumière inonde à nouveau ce monde, plongé dans un bain de rayons lumineux, il paraît plus ravissant. Illusion. Il est toujours aussi sale, toujours aussi pourri. Il le sait bien. Il sait qu'il n'y a plus rien à en tirer. Plus rien à en sauver, plus personne. Il sait qu'il ne lui reste plus qu'à s'amuser, peut-être pour l'éternité, tout dépendra de la fin de ce monde. La fin de leur monde. La fin d'une existence. L'unique monde peuplant la vie. Ou peut-être pas. Personne ne le sait. Et si quelqu'un est en mesure de le savoir, il ne le dira à personne. Quoi qu'il en soit, Kalannar sort de son abri de fortune. Il compte bien retrouver le voyageur avec qui il a pu discuter un peu. Il n'a pourtant pas appris grand chose de lui. C'est un froussard de première, téméraire dans les moments les plus critiques. Se doit être l'adrénaline qui lui a fait ça.

Il avance d'un pas serein mais sa démarche, dévergondée, comme ce fichu monde, ressemble parfaitement à celle d'un demeuré. Sacadée, peu sûre. Une allure de déséquilibré. Aucune prestance, aucune élégance. Il est courbé au possible, sa colonne vertébrale, avec le temps, s'est positionnée en arc de cercle, l'empêchant de marcher avec droiture. Il s'en moque. Il bouffe des blattes en chemin, se mouche dans sa veste, marche dans les excréments de quelques animaux étant passés par ci par là et ayant déposé leurs résidus dans ce bas-monde infesté par les ordures. La taverne est là, devant lui. Elle paraît encore plus putride que hier.

Les rayons du soleils passaient à travers les nuages. C'était une matinée splendide. Un minuscule brouillard flottait, se perdant rapidement dans les rues de la plus grande cité du monde, la ville aux deux-cent tours. Les murs brillaient presque autant que le soleil. Quelques gens se hâtaient dans les rues, il n'était que 8 heures du matin. Bientôt, les rues se remplirent, vers 9 heures. A 10 heures et demie, le soleil commençait à taper, et les quelques nuages qui étaient présents auparavant avaient disparu, laissant le ciel totalement bleu. Vers midi, le ciel se couvrit de quelques nuages blancs, à la forme et à la taille aléatoires. C'est vers midi qu'un étranger pointa le bout de son nez à l'auberge. Malgré le fait qu'il s'était couché plus de douze heures plutôt, l'autre homme qui était resté à la taverne n'était toujours pas levé. Ce n'est que deux heures plus tard, à 14 heures pile, qu'il se réveilla. Il se leva une demi-heure plus tard. Se lava, s'habilla, mangea un morceau, et il était sorti de la pièce une autre demi-heure plus tard, puis il avisa l'homme aux dagues. Il était 15 heures de l'après-midi, et tout allait bien.

Il poussa un bâillement à s'en décrocher la mâchoire, rabattit son capuchon sur ses yeux puis sortit de la chambre. Il verrouilla la porte avec ivresse, traversa le couloir, descendit les marches de l'escalier, posa la clef sur le comptoir, refusa la monnaie de la veille (il avait payé deux fois le nécessaire), déclarant que c'était de l'argent qui n'était pas dépensé en vain, puis remarque l'homme aux dagues, dans un coin sombre de la pièce (à la même place que la veille). Il bâilla de nouveau, puis alla s'assoir en face de lui, le saluant comme il en était de coutume le matin.

- Ca fait un moment que je t'attendais. Tu dors autant que les marmottes des bois.

Il se vautra à moitié sur la table, et regarda l'homme chetif, l'air goguenard, histoire de lui dire qu'il pourrait le tabasser en moins de temps qu'il ne lui en faut pour couper un quart de pomme.

- Pourquoi ne pas commencer par te raconter une petite anecdote ?
Les pommes de la ville d'Alendrua. Un véritable délice provenant d'un authentique jardin d'Eden. Un plaisir unique, une sensation qui émerveille les papilles gustatives de tout être vivant pouvant ingurgiter ce fruit de bonheur. Un régal. Oui, seulement, le fruit s'adapte en fonction de la l'organisme qui le touche. Cette pomme abrite de la vie. Un ver à la couleur fluorescente qui se reproduit à la manière d'une bactérie, par dissociation. Un ver fascinant, puisqu'il est capable de ressentir le karma des êtres vivants. Tous, sans exception. Aucun n'y échappe. Ainsi, quand il m'arrive de vouloir prendre une de ces pommes en main, le ver ayant pour maison le fruit délicieux analyse mon karma. Je ne sais pas pourquoi, mais il doit être tout sauf positive, puisque à ce moment-là, il utilise un mécanisme de défense encore inconnu de tous. On ne sait pas en quoi il consiste totalement, on ne sait pas quelle est son utilité, à quoi il sert véritablement. Mais ce qui est certain, c'est que je n'ai pas le temps de manger le fruit. Il s'effondre en quelques secondes en une flaque de cendres. En l'espace d'un instant, il passe d'un tout à une pauvre constitution presque dénuée de matière. De la cendre, oui, je ne plaisante pas, c'est ce que la pomme devient. Le ver est introuvable par la suite. Il faut dire qu'il est compliqué à observer. Bref, passons, je ne sais pas pourquoi je parle de cela.. As-tu bien dormi ? On dit que la nuit porte conseil, alors, est-tu prêt à te battre ?

Il se mit à nouveau dans sa position initiale, attentif à ce que l'autre allait répondre.

Malheureusement pour l'homme à la pomme, pendant son long discours sur son organisme, son interlocuteur s'était... Endormi. On le voyait à peine, mais il était légèrement avachi sur sa chaise, les bras croisés, les bras croisés, la tête tombant sur le torse. Il ronronnait doucement, sa poitrine se soulevait, et on ne pouvait voir ses yeux à cause de sa capuche.

Son visage était totalement inexpressif. Mais à quoi pouvait-il bien penser, au juste ? Pourquoi s'isolait-il dans le monde des rêves pour ne presque jamais en sortir ?

Un silence de plomb tomba dans la conversation.

- Crétin. Stupide être. Je pensais que tu valais mieux que ça.

Il projeta une dague en direction de lui. Il visait l'avant-bras, et il l'avait touché.

- Sache que je n'ai jamais loupé ma cible, alors, la prochaine fois, sois un peu plus attentif à ce que je raconte, ça t'évitera des blessures inutiles de ce type. Quoi que, il risque de ne pas y avoir de prochaine fois pour toi. J'ai bien envie de te massacrer.

Cependant, il se ravisa par la suite, et s'apprêta à sortir, pensant qu'il était inutile de perdre plus de temps avec ce type. Mais du temps, il en avait, justement.

Une douleur vive irradia l'endroit où la dague avait pénétré la chair. La victime se réveilla sur le coup, sentit la douleur, regarda la plaie, la dague avait... Pénétré dans son corps ! C'était horrible. Il en avait maintes fois entendu parler certes, mais voir une vraie lame dans son bras lui fit un choc terrible. Il sursauta, trembla, vit le sang couler le long de sa manche...

Puis il sauta de sa chaise et commença à sauter sur place en criant à la mort. Il n'osait regarder ni toucher la lame qui était enfoncée dans son avant-bras.

<<AAAARGH il m'a coupé le bras ! Il m'a coupé le bras ! Noooon ! Je suis manchot ! Je ne pourrais plus m'en servir ! Il m'a arraché un bras !>>

Des larmes de douleur coulaient sur sa joue, et son esprit n'était plus clair du tout. Il en oublia momentanément toutes les choses principales et cria à la volée :

<<Un médecin ! Appelez un médecin, qu'il m'ampute le bras ! Arghh je meurs... Je me vide de mon sang ! Mon sang coule ! Je n'en ai plus une seule goutte dans mon corps ! Je meurs sans avoir pu profiter des délices de la vie ! Homme aux dagues... Tu m'as tué ! Tu m'as tué ! Me voilà mort ! Aaaargh...>>

Et il s'effondra sur le sol, tremblant.

C'était une douce matinée. Les rayons balayaient déjà un morceau de la pièce, inondant l'espace d'une agréable chaleur. La lumière éclairait petit à petit le lit au milieu de la pièce et s'avançait lentement vers le visage calme et endormi de la jeune fille. Quand le soleil pointa alors sur ses yeux clos, Laly fronça les sourcils et poussa un grognement de mécontentement, avant de s'enfouir la tête entière sous l'oreiller. Quelques secondes plus tard, le grognement recommença, il provenait cette fois-ci d'un loup rouge, roulé en boule au fond du lit, qui tentait de se cacher les yeux grâce à sa pâte. Eliot, car c'était son nom, était le meilleur compagnon de Laly, ils ne se quittaient jamais. Tout deux se rendormirent dans un soupir.

C'est alors que Laly se réveilla en sursaut, sautant sur ses jambes en se bouchant le nez, suivie de près pas Eliot. Une odeur putride venait de se propager dans la chambre, dans l'auberge. Les deux amis avait des sens très développés, et leur odorat était à présent malmené par des relents de déchets, de compost, de décomposition. Un fumet de mort qui semblait s'être répandu dans toute l'auberge, mais la plupart des gens n'était pas assez précis des narines pour renifler ces senteurs obscures. Laly ouvrit en grand les deux battants de la fenêtre et resta à humer l'air frais quelques instant. Elle s'habilla et se coiffa d'une gavroche. Il était de bon ton d'éviter de se faire remarquer, les animalitos étaient mal vu, et les oreilles qui pointaient sur le haut de sa tête semblaient susceptible d'attirer beaucoup d'ennuis.
A peine avait-elle terminé de se préparer que des cris se firent entendre en dessous, dans la taverne, au rez de chaussé de l'auberge. Laly analysa. Un homme hurlait de terreur, apparemment blessé, ses cris ressemblait à ceux d'un animal estropié sur le point de rendre l'âme. Eliot sorti par la fenêtre, gambadant sur les toits pour se retrouver le niveau du sol. Laly attrapa sa dague et gicla hors de la chambre en courant. Elle descendit les escaliers rapidement, terminant d'attacher sa ceinture. Elle termina sa course devant la porte entre-ouverte qui donnait sur la taverne en dérapant sur les dalles de pierre qui recouvrait le sol. Elle passa sa tête dans l'encadrement de la porte et découvrit un homme, une lame enfoncée dans l'avant bras, pleurant, hurlant qu'il allait mourir. Elle remarqua aussi un grand homme vouté dans un coin de la salle, une Aura noire dansait autour de lui, la puanteur lui brulait les narines, cet homme semblait en décomposition. Laly tira la langue de dégout.

Celui qui hurlait comme un goret fini par tomber au sol, inconscient. La jeune fille resta un instant spectatrice, la victime était encapuchonnée, on ne distinguait que sa bouche, entrebâillée, il semblait jeune. Le sang se répandait en flaque autour de la blessure. Au moins, il ne braillait plus. Le reste de la salle, à moitié vide, était complètement immobile, les gens étaient figés, comme s'ils avaient peur de se faire remarquer et de se faire, à leur tour, poignarder.
Laly haussa les épaules. Une belle bande de dégonflé. Elle entra d'un air maussade dans la salle, et d'une démarche nonchalante, se dirigea vers la flaque de sang. Elle arracha la serviette que le tavernier tenait dans la main et la jeta sur son épaule, ce dernier sursauta sans bruit, puis tenta de se cacher derrière son vieux bar. Elle jeta un regard vide à l'homme-compost, puis au reste de l'auberge avant de s'accroupir au dessus du garçon étalé par terre. Elle trempa son doigt dans le sang et le porta à son nez, puis le gouta. Poussant un dernier soupir, elle arracha la dague et s'empressa de l'emballer dans la serviette, serrant ses noeuds pour stopper l'hémorragie. Une fois qu'elle eu terminé, elle se releva, replongeant à la volée ses doigts dans la flaque de sang qui stagnait toujours. Elle s'approcha de l'homme encapuchonné, tout en s'humectant les papilles de l'hémoglobine qui roulait le long de sa main et se planta devant lui. Il mesurait bien plus qu'elle et on ne pouvait distinguer que des ombres sous son capuchon. Laly lui tendit la dague qu'elle venait d'enlever du bras du braillard avec un léger sourire.

"Tu devrais éviter de gâcher de la qualité comme celle là."

Elle alla s'assoir sur une chaise, s'étirant et baillant.

"En plus tu m'as réveillée !"

Celui qui était mortellement blessé émergea enfin de sa torpeur. Il regarda autour de lui. Autour de lui, des étoiles dansaient. Des petits personnages marchaient au milieu d'une jungle féroce avec de nombreux monstres de papier. Qu'avait-il donc espéré pour se retrouver ici, aux portes de la mort ? Qu'avait-il imaginé du monde extérieur ? Pensait-il pouvoir faire partie d'un petit groupe d'aventuriers intrépides, soudés et amicaux, sans jamais, jamais être vaincu par un monstre de papier ? Il avait été bien... Naïf...

Et à présent qu'il était aux portes de la mort, il regrettait d'avoir été si naïf. De croire au monde. De croire en une petite aventure miniature où des lumières dansaient en harmonie. Péniblement, il réussit à reprendre son souffle, d'un air exténué. Il râla, toussa, ses yeux étaient vitreux (même si on ne pouvait les voir), rampa faiblement jusqu'à la personne qui lui avait administré le soin du dernier espoir, lui attrapa la jambe avec sa main valide.

Il était conscient qu'il ne lui restait plus longtemps à vivre. Il sentait son esprit quitter son corps meurtri par l'incroyable violence du coup qu'on lui avait porté. C'est pourquoi il choisit ses mots avec soin avant de s'adresser à la forme qui lui avait, avec l'énergie du désespoir, appliqué un bandage de fortune qui ne pourrait, il le savait, jamais le guérir. Il sentait le sang couler à flots, voire même à torrents. Devant un tel coup, il savait qu'il ne pourrait pas survivre. Alors il prononça d'une voix chevrotante ses dernières volontés :

<<Ecoutez... Moi... Ne me regrettez pas... Je ne suis pas... digne d'être celui que je fus... Voici mes dernières volontés... Je... Dîtes à... [Intelligible] ... Que je suis désolé... Je lègue tout ce que je possède... A... Aaaaah...>>

Sur ce, sa voix s'éteignit, et il "mourut".

Laly fixait l'homme en pleine putréfaction. Il était à peine visible, devant le mur déjà sombre. Le peu de lumière qui régnait dans la pièce laissait juste percevoir le contour de son visage sous la capuchon. La jeune fille laissa un instant son esprit diverger sur les maladies qui devaient hanter le corps décharné du pauvre bonhomme. L'odeur était insupportable et obligeait Laly à se frotter le nez, elle respirait de petites bouffées d'air pour éviter de faire rentrer de tels relents dans ses narines, entrouvrant la bouche pour éviter plus de dégâts. En espérant qu'avec un peu de temps son nez pourrait s'adapter.

Le mort bougea et lui attrapa la jambe après avoir glissé jusqu'à elle, se roulant au passage dans sa propre mare de sang. Laly ne pu s'empêcher de fixer un instant la flasque avec envie, mais le garçon tenta une phrase peu construite. Elle resta, pour la plupart des mot inaudible, même au oreilles perfectionnées de la fille. Le pauvre blessé donnait une image assez sordide, grommelant une sorte de testament tout en s'agrippant au genou de son infirmière grâce à ses ultimes forces.

Laly l'observa.

Ses balbutiements se terminèrent par un cri fébrile et le garçon retomba par terre. Il était complètement immobile, étalé sur le sol froid et sale de la taverne, une serviette enroulée autour de son avant bras et la bouche légèrement ouverte. Malgré la scène, Laly ne pu s'empêcher de sourire, un certain comique se dégageait de ce personnage. Il respirait encore, son torse bougeait faiblement, mais régulièrement. On pouvait même entendre un doux ronronnement s'échapper de sa bouche Elle continua d'observer un instant, avant de se lever subitement, et décocha une belle gifle sur la joie la plus accessible du dormeur. La vitesse de la baffe fit tourner sa tête d'un demi tour. Le choc avait été méticuleusement dosé entre une violence censée être assez forte pour réveiller le garçon sans pour autant lui faire vraiment mal et un retenue évitant une marque trop rouge au milieu de sa joue. Le tout fut amorti pas le capuchon qui recouvrait presque intégralement la tête du jeune homme.

L'empressement de Laly dans cette action laissait paraitre un certain stress, un peu d'inquiétude. Mais son visage impassible laissait plutôt présager de l'irritation, de la frustration. Le blessé semblait assez comédien, elle avait presque cru à sa mort. Il l'avait dupée, et cela ne lui plaisait pas beaucoup. La gifle demeurait la meilleur façon de réveiller quelqu'un selon Laly, mais c'était aussi une manière de passer ses nerfs et de se venger doucement. Et puis après tout, c'était mauvais pour lui de rester endormi. Elle alla se rassoir, croisant les bras, toujours en observant tour à tour l'homme en noir et le blessé, attendant que ce dernier reprenne ses esprits.

L'homme ouvrit péniblement les paupières. Il vit une grande lumière danser devant ses yeux. Il se sentait très troublé, désorienté, comme si on lui avait mis une grosse baffe. Il devait penser que c'était du au voyage vers le Paradis. Il cligna des yeux, il ne sentait presque plus la douleur de son corps. Il regarda autour de lui et vit un ange aux cheveux flamboyants. Du feu émanait de sa tête, plutôt. Du moins il lui semblait. L'ange avait une beauté exceptionnelle, qui lui réchauffait le coeur et apaisait ses blessures. Il sourit (sans savoir pourquoi), puis il examina son bras. La blessure avait arrêté de saigner. Il avait perdu tout son sang, lui semblait-il. Il avait tellement saigné qu'il n'en avait plus une seule goutte dans le corps. Il s'aperçut qu'il était définitivement mort.

Il regarda encore l'ange, qui avait les bras croisés dans un immense halo de bienfaisance. Puis il aperçut une forme noire du coin de l'oeil. Il l'avisa, et s'aperçut que c'était son meurtrier. Son sang (s'il en avait encore) ne fit qu'un tour et il se releva précipitamment, sursautant. Il commença à trembler, en bégayant :

<<M... Mais... Tu es mort toi aussi ?>>

Laly se frotta les mains. Elle aurait peu être dû frapper moins fort, le choc semblait avoir été trop brutal pour le pauvre garçon. Il avait ouverts les yeux, certes, mais il paraissait sonné, regardant aux alentours, groggy. Il tourna la tête vers Laly et elle pu apercevoir un sourire un peu ahuri, plissant faiblement les yeux pour tenter de voir le regard du garçon, caché dans les ténèbres de son capuchon. Hélas, il dévia la tête avant qu'elle ne pu vraiment remarquer quelque chose, il faisait un état des lieux, regardant son corps de haut en bas et surtout son bras sous toutes les coutures.

Laly le regarda faire. Elle se mit en tailleur, les mains posées sur les chevilles, légèrement penchée en avant, et scruta la salle. A sa grande surprise, la majeure partie des occupants avait disparu, en quittant la salle sans aucuns bruits ils avaient laissés quelques affaires, des sacs, des vestes...

Le bonhomme sursauta, il venait de remarquer que l'autre mort-vivant était toujours dans un coin. Il était encore dans son délire de mort. Laly souffla, c'était sans espoir, ou presque. Elle se leva et commença a vadrouiller calmement dans la taverne, jettant au passage quelques coups d'oeil aux affaires éparpillées sur les tables.

"Tu imagines la mort comme ça toi ?"

Elle tripota un couteau assez long, le faisant glisser dans ses mains. Elle jeta un regard bref à l'homme sombre.

"J'ai plutôt l'impression que tu es toujours vivant, enfin, je pense. Sinon j'imagine que ton meurtrier sera déjà parti. Quelqu'un de mort, ce n'est pas très intéressant..."

La lame roulait entre se phalanges. Un sourire. Elle attrapa une bourse au fond de la poche d'une long manteau posé sur une chaise et la fourra dans la poche arrière de son pantalon.

"...Sauf si on a très faim."

Elle faisait sauter le couteau d'une main à l'autre. Se pencha sous une table, y ramassa un chapeau qu'elle jugea trop mou, et le laissa retomber par terre. Elle s'approchait à nouveau du blessé.

"On peut toujours vérifier si tu n'es pas certain."

Laly tenait la lame en équilibre sur son index. S'approchant de ce qu'elle imaginait déjà comme sa future cible. Son regard dévia encore une fois sur la flaque de sang. Elle chuchotta.

"Mais je te suggère plutôt de me croire: tu fabules."

Elle glissa le canif dans sa manche et s'éloigna pour reprendre à nouveau sa fouille de la taverne.

L'homme encapuchonné sourit, mais d'un sourire plus... Lumineux, mais aussi plus ténébreux à la fois. On ne pouvait pas deviner ses pensées avec un tel sourire. Il revint s'assoir à la table, toujours en face de l'homme aux dagues. Il examina sa blessure sans sourciller (même si on ne pouvait le voir à cause de sa capuche), et finalement, ce n'était rien de plus qu'une égratignure. La lame avait à peine percé la peau, peut être un muscle, rien de bien sorcier. Il souleva le bandage de fortune, et sortit de sa bourse une sorte de pommade à base d'herbe peu odorantes qu'il appliqua sur la blessure avec lassitude. Quant à l'ironie du sort... Eh bien il n'y en avait pas. Il n'avait pas l'air fier de lui. Il sortit un de ses propres bandages, blanc, sur lequel était brodé quelques fils bleus. Mais cela n'avait guère d'importance...

Il se retourna un instant vers la fille, et chuchota aussi bas qu'il le put que ce n'était pas un ange, loin de là, puis il murmura pour lui même :

<<Je veux bien mourir, mais il faudrait déjà réussir à me blesser. Dorénavant, je ne me battrai plus jamais, ainsi la mort elle même ne m'atteindra jamais. Puisque ce n'est qu'en se défendant, en fuyant ou en cherchant querelle que l'on obtient des blessures. Ce n'est pas mon but. Ce n'est pas mon but...>>

Il se tut un moment, l'air pensif. C'était une rencontre bien originale, un meurtrier et une meurtrière, elle lui permettrait de passer le temps. Pour lui, quelqu'un qui a prêté serment de ne jamais se battre, même en enfer. Mais alors en quoi pourrait-il leur être utile ?

<<Quel sont vos noms au juste ?>>

Laly fouinait. Marchant, les mains croisées dans le dos, entre les tables de la taverne et évitant avec précaution de poser ses pieds dans les différents liquides renversés sur le sol. Elle progressait d'un pas sautillant dans la pièce, laissant entendre à chaque nouvelle enjambée un doux bruit de pièces entrechoquées. Elle se baissa plusieurs fois pour vérifier que rien n'avait été égaré par terre. Elle jeta un coup d'oeil en direction du garçon. Il était maintenant assis à une table et bandait sa blessure à l'aide d'un pansement plus adapté qu'il portait sur lui. Il marmonna. Laly ne fit pas vraiment attention à ce qu'il disait, elle venait d'apercevoir une veste à son gout un peu plus loin. Elle l'attrapa, la renifla avant de l'enfiler. Un livre était posé à la même table.

L'homme demanda à qui il avait affaire. Laly, eut un sourire joyeux et sauta sur la table pour s'y assoir en tailleur. Elle saisit le livre à pleine main et parla d'une voix claironnante.

"Eulalie. Mais le Monde préfère Laly."

Puis elle ouvrit le livre et s'y plongea, tournant rapidement les pages, qu'elle regardait en fait, à l'envers.

Accaparé par tant de sarcasme, il s'était mis à l'écart de la conversation. Cet ignoble fou furieux était guéri. Plus aucune blessure. Et cette jeune fille, là, qui venait de faire son apparition. Etrange.

– Wahou, ça en fait des événements louches en une journée. Mais vous savez, j'ai décidé de ne plus être méchant car..

Il leva son pouce. Dessus, une moisissure datant d'au moins 2 ans. Et il sourit, brièvement.

- Il y a en moi, manifeste, la loi du point final !

L'homme encapuchonné considéra un moment la scène. Cet homme aux dagues qui avait tenté de le tuer avait à présent tué la conversation. Un silence pesant régnait en maître absolu sur la taverne. Il avait lui même l'impression d'avoir les pieds attachés à une grosse pierre et d'avoir été jeté dans l'eau. Il se noyait dans le silence. Le silence...

Cela ne semblait pas le gêner. Sa bouche tirait sur la moue boudeuse, à présent. Il semblait s'ennuyer. Cet étranger ne semblait pas vraiment vouloir lui donner son nom. L'homme encapuchonné semblait se demander s'il avait reçu des leçons de courtoisie. Enfin, il décida de cesser de se lamenter sur son sort comme autrefois (il y'a bien longtemps, ou peut être était-ce très proche) et brisa le silence. Il y avait cet image de l'alpiniste qui essayait de grimper au sommet du mont le plus haut du monde qui flottait dans l'air. Mais il ne s'en souciait guère.

<<Eulalie. Enchanté de faire votre connaissance. Quant à moi, c'est... J'ai rare...>>

Il voulait dire "J'ai rarement vu un nom aussi enchanteur", mais il fut interrompu dans sa phrase, parce que, eh bien, il fut pris d'un énorme baîllement. Une fois celui-ci terminé, il avait perdu le fil de sa phrase, aussi ne la termina-t-il pas, et il enchaîna sur autre chose.

<<Etranger à la loi du point final, vous ne m'avez toujours pas dit votre nom.>>

Excusez-moi de régler ça à la va-vite de façon un peu honteuse, mais ça fait un mois faut pas déconner non plus...



A l'instant où Gérard avait terminé ses mots, un bruit sourd et répétitif tonna dans la ruelle. Le bruit de onze paires de lourdes semelles en cuir. Il était trop tard pour les personnes présentes de fuir ou de se cacher. C'était la légion blanche qui arrivait, la toute-puissante milice de Deux-cents tours. Le décurion ota son heaume de nâcre en passant le perron, suivit de ses dix soldats qui emplirent la salle, puis de manière pragmatique rassemblèrent tout le monde devant le décurion, qui lâcha d'une voix forte:
"Peuple de Deux-cents tours, vous n'êtes pas sans savoir qu'affrontements et duels sont prohibés dans l'enceinte de la cité, vous avez de ce fait baffoué la loi de SASEB et vous devrez tous comparaître devant notre bon Dieu et roi sur le champ si vous ne désignez pas maintenant le ou les responsables."
Les badauds effrayés tendirent, tremblants, leurs doigts vers Kalamar, qui n'avait pas bougé d'un seul poil. A vrai dire, nul n'essaya de trouver d'autre responsable, vu l'aspect repoussant de l'étranger. Ce dernier ne broncha pas lorsque deux gardes le saisirent, ni quand le décurion remerçia les badauds de leur collaboration, ni enfin quand ils quittèrent l'établissement. Quand le calme fut enfin revenu, Owein sortit de derrière le comptoir, son luth à la main, pour se camper en façe de cet étrange couple (il ne put s'empêcher de penser que s'il se plaçait entre Gérard et Laly, leurs chevelures dessineraient le drapeau français )...
" Excusez moi de vous importuner, mais vous semblez bien mal en point mon bon ami. Peut-être me laisseriez-vous jetter un coup d'oeil sur cette plaie?" Il accompagna ces quelques mots d'un sourire franc et éclatant.